Title: Aux oubli�s
Source: Voir (Canada), November 23, 2006. By Fran�ois Desmeules. Transcript as published on Voir CA. site, 2006. �2006, Communications Voir inc.
Date: published November 23, 2006
Key words: Orphans, the French, Kathleen, covers
Accompanying picture
Source: Anti/ Epitaph Orphans promo picture. Printed in VPRO Gids (Netherlands) November 11, 2006. Voir magazine (Canada) November 23, 2006. Date: September 2006, published November 8, 2006. Credits: photography by Danny Clinch


 

Aux Oubli�S

 

Tom Waits lance Orphans, triple album de chansons �gar�es et in�dites regroup�es sous les sous-titres Brawlers, Bawlers, Bastards (Bagarreurs, Braillards et B�tards). Th�mes appropri�s qui invitent au survol de l'oeuvre et de l'homme jusqu'� l'enfance.

Vendredi tout gris. Revenant, tremp� et coupable d'un paquet de Camel Lights, de la tabagie du coin, j'�coute une voix graveleuse laiss�e sur mon r�pondeur: "Ok Fransoieye, man, my phone ran out of gas! Well, that's the name of the game. Was nice talking t'you. See you somewhere down the road, man."

FRISSONS

Trente-cinq minutes d�j� que la communication rompue m'a laiss� en rade avec mes derni�res questions. Trente-cinq minutes depuis � arpenter une rue transversale ponctu�e des squelettes de bicyclettes abandonn�es. Entre la laundromat soporifique et le festival de la crevette grecque � neuf piastres, la rue goudronn�e ram�ne en flash-back une po�sie de circonstance: c'est la version locale de sa cour des miracles. Les pochtrons, les amours � la sauvette. Les somptueux blues de d�glingue de Heartattack and Wine, Blue Valentine, Small Change, Rain Dogs...

�cartel� entre le romantisme de West Side Story et le sordide de Bukowski, depuis son Closing Time de 1973, Tom Waits a gribouill� en endos de carte postale l'indicible Am�rique des peep-shows, des bars-billards, des terminus Greyhound... avec une virtuosit� dont on pourrait parler longtemps. Et puis, las de ce que ces jazz et blues bien convenables pouvaient avoir d'entendu, le tournant de Swordfishtrombones (1983) l'a pouss� � des d�passements sans retour possible, transform� en �pouvantail farouche, en crieur de foire ambulante.

Vingt-troisi�me album, Orphans,
avec son ramassis d'in�dits et de morceaux �gar�s aux quatre coins de trames sonores, offre tout ceci: trois facettes majeures de Waits rassembl�es sur autant de disques coinc�s dans une seule pochette. Le romantisme doux de Brawlers, les intonations irlandaises de Bawlers et - titre appropri� - les essais de Bastards s'apparentent � un bilan partiel dont il va maintenant r�pondre dans une conversation qui tient de l'interrogatoire tant presque tous ses commentaires laconiques seront pr�c�d�s d'un long silence et de la terrible phrase: "Man! I really don't know."

IGNORANCES

Des nouvelles et des oubli�es... 56 chansons pour vos 56 ans pass�s! Vous devez probablement ignorer qu'en fran�ais, faire 56 choses veut dire tout faire en m�me temps?

"Aaaah, le fransssais! Tiens, c'est marrant, �a! Je ne sais pas... ces chansons, quand on les met � la queue leu leu, prennent un sens plus large. Comme les mots d'une seule phrase... Pour moi, �videmment, elles ressemblent � un miroir."

Il y a l�-dessus, particuli�rement sur Brawlers, une bonne douzaine de titres qui permettent de voir � quel point votre boulot vous ram�ne aux racines d'un blues de plus en plus primitif.

"Primitif? Humm... Rugueux, ouais... C'est un des spectres du blues, l'autre �tant le hip-hop... Le hip-hop, c'est bien la seule affaire qui se r�invente, qui n'a pas encore acquis de conventions... Mais rien ne gouverne le voyage entre les fronti�res des �tats. Moi, je fais ce que j'entends. Je suis GUID� par une esp�ce de voix int�rieure. Y'a quelque chose... une petite souris qui se glisse dans ma gorge et contamine tout mon syst�me sanguin."

Peu de compositeurs ont touch� � autant de genres et de mani�res de faire de la musique. Votre oeuvre, c'est toute la culture am�ricaine, de Sonny Terry � Irving Berlin, en passant par le folklore irlandais des campagnes...

"Merci, man! Tout vient ultimement de la m�me source; quand j'en accouche, �a gigote, �a prend une premi�re grande respiration et �a change de couleur..."

Plusieurs chansons de Bawlers portent aussi la marque d'une grande affection pour le romantisme un peu grandiloquent des ann�es 40-50...

"Oh oui! Cole Porter, Johnny Mercer, Hoagy Carmichael, quels talents! Je suis immerg� dans ce genre de choses parce que je suis attir� � la fois par la m�lodie et par la dissonance."

ORPHELINS

Quand vous serez tr�s vieux, je vous imagine faire des disques pleins de jolies ballades imp�rissables...

"Quand je serai vieux? Vous pensez que je devrais? (rires) Humm... Je ne sais pas... Je vis dans le moment pr�sent... et pourtant, pour faire des chansons, il faut s'arr�ter et �crire. C'est si �trange. Certaines ont une signification profonde qui leur garantit une authentique long�vit�, elles semblent faites pour survivre... D'autres ne seront chant�es qu'une seule fois. Je ne fais pas toujours la diff�rence. Je sais que les enfants font les plus belles chansons. Ils les inventent, ils les chantent et ensuite ils les oublient et en font une autre... C'est int�ressant de songer � l'�volution des chansons. �a ne vient pas de la t�l� ou d'un livre ou d'un iPod... �a vient de la jungle. Avant, tout le monde chantait. Maintenant, c'est diff�rent. Elles sont enregistr�es, emball�es et lanc�es dans l'atmosph�re. Avant, les chansons �voluaient de bouche � oreille, elles m�rissaient comme le vin."

Peut-on discerner une th�matique principale, un leitmotiv dans toutes les chansons d'Orphans?

"Une seule th�matique? Non. Mais je crois que j'ai d�j� explor� plus de th�mes que je ne le fais actuellement. Vous savez, ultimement, mon intention fut toujours de prendre deux chansons et de les enfermer seules dans une chambre. Elles s'accouplent et font des enfants. Normalement, il en r�sulte un disque."

Quelqu'un de tr�s s�rieux a �crit que votre intention principale avait toujours �t� "d'explorer le bas-ventre sombre de l'Am�rique"...

"Oh boy! L'horrible clich�! J'ai entendu �a un million de fois!"

Alors disons que vous avez une fascination marqu�e pour les perdants, les d�sesp�r�s et pour la petite parcelle d'espoir qui les tient en vie?

"Humm... Ouais... C'est comme Mary Ellen Mark. Elle prend des photos de gens que personne ne photographie jamais. Ils n'ont pas de voix, ne sont pas entendus, ne sont pas remarqu�s. Parfois, je pr�te attention � ces choses. Ce n'est pas toujours facile de faire la diff�rence, mais que je dise "je" ou "moi" dans une chanson ne signifie en rien que je parle de moi-m�me."

ESPOIRS?

Y aurait-il donc encore quelque chose � raconter sur ce que l'amour peut sauver de la noirceur du monde?

"Bob Dylan a dit r�cemment: "Je veux recommencer � croire en la mis�ricorde de l'humanit�." Je crois que nous souhaitons tous y croire. Particuli�rement ces temps-ci, alors que tout le monde se tire dessus..."

Quelle est pour vous l'image apaisante de la beaut�?

"Wow! man, excellente question... Je n'y ai jamais r�fl�chi... c'est tr�s personnel... Mes trois enfants, ma famille, ma musique parfois... Je fais pousser des tomates. Les premi�res du printemps. Les pr�coces, ce sont les meilleures."

Croyez-vous que votre imaginaire fertile et distordu, cette po�sie quasi dyslexique, remonte � l'enfance comme chez beaucoup d'auteurs?

"Je n'�tais pas plus �trange que les autres. Sauf que j'ai grandi sans aucune supervision. � neuf ans, je fumais deux paquets de cigarettes par jour. � 17 ans, j'avais �t� mari� et divorc� deux fois! Maintenant que j'ai des enfants, je me demande: comment a-t-on pu me laisser faire, comment l'Am�rique peut-elle laisser faire �a? Mais je suis n� dedans, comme disait Bukowski. On est tous coinc�s avec notre propre vie... impossible d'en sortir. J'essayais de trouver ma place. J'�tais l'escargot qui essayait de traverser la rue."

Kathleen Brennan, votre �pouse, est pour beaucoup dans votre travail; pourquoi ne pas cosigner les albums et les chansons?

"Elle est tr�s pudique. Elle ne veut m�me pas qu'on la voie en photo. Mais c'est le cerveau et moi les pieds.... Ma femme, elle peut chanter comme Maria Callas et jouer du piano comme Fats Waller. On s'est mari� il y a 26 ans, � deux heures du matin, �a a co�t� 79,95 $... J'en ai eu plus que pour mon argent, mon pote!"

Vos chansons ont donn� lieu � beaucoup de reprises: The Eagles, Springsteen, Rod Stewart, etc.

"C'est toujours une bonne chose. Je n'�cris pas pour ma m�re. J'imagine que �a veut dire que �a charrie un peu de v�rit� universelle. My Funny Valentine, Blues in the Night, Suzanne, Positively Fourth Street ou Walk the Line ont servi � �a. Peu importe s'ils font plus de fric que moi avec mes chansons... Je n'ai pas la vie de ces types-l� et je ne les envie pas. J'ai fait peu de hits, et je pr�f�re demeurer dans de plus petits jardins. Il y a certainement une sorte d'hypnose d�plaisante � regarder 150 000 personnes qui viennent voir un type chanter... Moi, je ne veux pas �tre le coq du poulailler."

Cendrier au fond de la gorge, all�e de gravier, papier �meri... tout a �t� dit � propos de votre voix! Mais est-il risqu� de chanter en permanence si pr�s de la cassure?

"J'ai cess� de fumer il y a 14 ans, et de boire aussi... J'avais assez bu, j'ai termin� t�t! Le pire que je puisse faire subir � ma voix, c'est de boire du caf�. Je suis plus en sant� que les gens � propos desquels j'�cris, et c'est essentiel, je crois. Ma femme m'a sorti de l'agitation des villes. Elle m'a dit: "J'en ai assez, on part � la campagne, que tu nous suives ou non!" Et puis j'ai tout de m�me �t� supervis� par un oto-rhino-laryngologiste durant toutes ces ann�es."

Qu'a-t-il conclu en vous fouillant la gorge?

"Man! Il m'a dit de cesser de chanter!"

Notes:

N/A