Title: Tom Waits - Fin De F�te
Source: Les Inrockuptibles magazine (France). No. 39, October, 1992. By Serge Kaganski & Christian Fevret. Transcription as published on Lost Songs And Other Blues. � 1992 Les Inrockuptibles Multimedia. Photography by Eric Mulet. Dutch/ Belgian translation published as "Humo sprak met diverse verschijnselen", HUMO magazine, p. 204 (Belgium). October 1, 1992.
Date: October, 1992
Keywords: Bone Machine

Magazine front cover: Photography by Jay Blakesberg

Accompanying pictures
Les Inrockuptibles magazine (France). No. 39, October, 1992. Photography by Eric Mulet
Les Inrockuptibles magazine (France). No. 39, October, 1992. Photography by Eric Mulet
Les Inrockuptibles magazine (France). No. 39, October, 1992. Photography by Eric Mulet


 

Tom Waits - Fin De F�Te

 

Article-interview � Les Inrockuptibles

Le th��tre et le cin�ma lui ont permis de se changer les id�es apr�s le faux pas de Frank's wild years, capitalisation outranci�re des r�ussites que furent Swordfishtrombone et Rain dogs. En cinq ans pourtant, rien n'a chang� dans la baraque du sang-m�l� Tom Waits, ou si peu : alors que son tohu-bohu, Bone machine, se nourrit de pain sec et sent l'orage, il consent enfin � parler.

Cinq ans depuis Frank's wild years, c'est la premi�re fois qu'on attend aussi longtemps un nouvel album de Tom Waits.

J'ai fait beaucoup de choses diff�rentes entre-temps. Il faut laisser le temps � votre cuvette de chiottes de se remplir � nouveau, vous devez nettoyer le sol avant de le laisser se salir � nouveau, il faut r�parer le toit. Je ne me rendais pas vraiment compte que tant de temps passait. Et puis, j'�cris pas des chansons tous les jours, je d�cide de m'y mettre � un moment pr�cis.

Nous sommes aujourd'hui dans l'atmosph�re feutr�e d'un caf� parisien, ce qui contraste avec le ton apocalyptique de ton album.

Oui, la fin du monde. Un sujet parfaitement digne d'�tre trait� par les chansons, car elles finiront en m�me temps que le monde. On peut faire des chansons sur n'importe quel sujet, tr�s rapidement. Elles ne demandent pas des ann�es, contrairement aux films, on peut en faire ici m�me, � partir de glaise, laissez-la s�cher, c'est termin�. Je crois que les meilleures chansons sont celles qui sont faites rapidement.

L'ann�e derni�re, on a publi� tes tous premiers enregistrements in�dits, datant de 72, The Early years. Quel regard jettes-tu maintenant sur le Tom Waits de cette �poque ?

Ben... Tr�s na�f et tr�s romantique, tr�s jeune et sot. Je n'ai pas particip� � la publication de ce disque, j'�tais m�me oppos� � sa sortie. Pour moi, ce sont comme des photos d'enfant. Je suis devenu tr�s conscient du temps qui passe... C'est mieux que de faire son meilleur truc � 18 ans pour d�cliner ensuite. On commence � �crire des chansons avant d'�tre pr�t pour �a. Je ne savais pas par o� commencer, je me suis juste dit que j'aimerais faire �a, alors que je n'avais encore rien v�cu, je n'avais aucune exp�rience de la musique. Mais je me suis d�cid� � commencer malgr� tout. Ensuite, vous portez votre musique sur vous, elle vous change, vous grandissez avec elle, vous vivez des moments de tristesse terrible, vous vivez avec.

Avec ces premiers enregistrements, quelle �tait ton ambition : rester fid�le � la tradition du blues ou te l'approprier, b�tir ton propre univers ?

Je ne sais pas vraiment ce que je pensais � l'�poque. Mais ce que j'aimais, c'�tait une chose ; et ce que je pouvais sentir, faire et �tre � ce moment-l�, c'en �tait une autre. J'�tais un gamin... J'ai grandi avec la musique, et maintenant j'ai l'impression d'avoir des outils, je n'ai plus peur d'elle. Mais en ce temps-l�, j'�tais juste un gamin (d�daigneux)... C'est pourquoi j'aime pas �tre m�l� � �a, j'aime pas l'�couter car �a m'apporte rien. �a me met mal � l'aise, c'est tout ce que �a me fait.

Quelle �tait ta relation avec les vieux ma�tres du blues ?

La musique noire, en Am�rique, c'est vraiment notre premi�re et unique pierre, nos fondations. Une musique n�e de la tristesse de notre pays. C'est le coeur de notre tristesse, de notre col�re, de tous nos tourments. Pour un jeune blanc, c'est une chose de se sentir proche de cette musique. C'en est une autre d'en �tre originaire. Je r�ponds � ce qui me parle dans la tradition du blues. J'essaye de faire quelque chose d'unique, qui incorpore diff�rents �l�ments. Les racines de la musique am�ricaine, c'est l'esclavage ; et on vient juste de secouer l'arbre, il y a quelques semaines lors des �meutes de Los Angeles. Des �v�nements annonc�s dans des milliers de chansons de rap. Voil� pourquoi le rap est une musique qui a de la valeur, une musique vivante : une esp�ce de t�l�phone arabe de la communaut� noire, un r�seau de communications souterrain qui raconte le racisme, la frustration, la col�re. La musique de mes anc�tres, quelles que soient ses origines - �cossaises, irlandaises -, n'est pas n�cessairement une musique vivante. Parfois, �a me g�ne... J'adorais Howlin' Wolf, Muddy Waters, Robert Johnson, tous les types qui ont forg� la musique noire. C'est comme ouvrir une malle aux tr�sors et trouver un vieil outil qui est pass� de p�re en fils, de g�n�ration en g�n�ration. Vous vous en emparez un moment et vous travaillez avec, comme une hache. J'aime les gens qui ont des influences diverses, de domaines musicaux autres que le blues. Thelonious Monk m'a touch� au coeur, c'�tait une esp�ce de miroir bris�. Vous pouvez entendre chez lui la musique des bordels, vous pouvez aussi l'entendre sonner comme un train ou comme un leader de big-band en smoking... Moi, je suis une sorte de ventriloque : j'ai une poup�e et j'essaye de d�velopper mes capacit�s afin d'avoir plusieurs cordes � mon arc, plusieurs jambes et plusieurs bras. Je suis un bistrot qui sert toutes sortes de bouffes, une auberge espagnole.

Ecoutes-tu parfois tes albums des ann�es 70, de l'avant-Swordfishtrombones ?

Je ne retourne pas � mes anciens enregistrements pour chercher l'inspiration, car je ne peux rien y trouver. Lorsqu'on fait des chansons, ce n'est pas dans son propre travail qu'on va chercher des id�es. Un disque, c'est comme une pierre tombale sous laquelle la musique est enterr�e. Libre � d'autres de la trouver, de l'aimer, c'est leur source de lumi�re, pas la mienne. Moi, je cherche ailleurs, je n'admire pas ma propre maison.

A partir de Swordfishtrombones, tu es all� voir ailleurs, explorer de nouveaux domaines musicaux. Comment as-tu op�r� ce passage radical d'un piano blues classique � ce blues dada surr�aliste � base de percussions ?

Pour moi, cette destination est naturelle. Avez-vous d�j� vu un cheval se rouler � terre, dans la boue ? (Il mime le mouvement)... Mmmmh, �a doit �tre bon de se vautrer dans quelque chose qu'on surplombe g�n�ralement de 3 m�tres... Je crois que j'�tais � 3 m�tres de la musique et soudain, j'ai r�alis� que je pouvais me mettre � genoux et y plonger, en �tre couvert de la t�te aux pieds, ne plus en avoir peur.

Qu'est-ce qui t'y a pouss� ?

La frustration... Je trouvais qu'il y avait dans ma musique de moins en moins de moi-m�me, de ce que je sentais. Je voulais qu'elle ait la r�sonnance de ce que j'�tais en train de vivre. C'�tait comme dans ces kermesses, quand vous passez votre t�te dans un trou pour vous faire prendre en photo avec le corps d'un autre (rires)... A un moment, je me suis dit "Non, non, ce n'est pas moi !" Je voulais que la photo soit prise avec mon propre corps.

Il est �tonnant que le passage se soit fait aussi brutalement, d'un disque � l'autre, sans transition.

Je quittais mon adolescence. Un beau matin, vous vous r�veillez et vous �tes diff�rent... Voil� comment on grandit.

As-tu eu des rencontres qui t'ont fait comprendre que tu pouvais aller dans d'autres directions musicales ?

C'est une belle aventure, vous savez. Ce qui motive vraiment l'homme, c'est l'aventure. Moi, je voulais vivre une aventure dans la musique et c'est toujours ce que je poursuis. Une exp�dition... qui vous conduit � des lieux terrifiants, des lieux dont vous ne pouvez pas ressortir vivant. Voil� les relations que je recherche avec la musique. Vous tirez une balle et vous passez par le trou de la balle : c'est un voyage fantastique, comme une exp�rience m�dicale.

Jusqu'alors tr�s am�ricaine, ta musique s'est aussi ouverte au monde.

Parce que je me suis moi-m�me ouvert au monde, j'ai soulev� le couvercle de ma t�te et je l'ai utilis� comme une antenne parabolique. En musique, j'ai envie de fondre ensemble tout ce que j'entends et ensuite de le retailler moi-m�me. Une fois que vous l'avez d�cid�, c'est tr�s simple � faire. D�s le moment o� j'avais pris ma d�cision, j'�tais pr�t pour l'aventure.

Ta musique repose en grande partie sur les percussions, les rythmiques, alors que tu n'es pas percussionniste. N'as-tu jamais peur qu'elle t'�chappe ?

En studio, j'aime m'�corcher les articulations des doigts, j'aime �tre �charp�, saigner, avoir les plaies ouvertes � la fin d'une session d'enregistrement. Il est bon d'�tre sonn� par la musique. Je ne suis pas batteur mais je comprends les percussions, je comprends qu'il est bon de jouer des percussions quand on est fou. Je suis � la fois na�f et confiant, je fais confiance � mon instinct. Je n'ai pas appris la musique, je n'ai aucune base technique. Parfois, j'ai l'impression que, si j'en savais plus, je pourrais aller plus loin.

Sur Bone machine, une des chansons s'intitule Stripped down, "d�shabill� de la t�te aux pieds". Y a-t-il une recherche d�lib�r�e de nudit� dans ta musique ?

La nudit�, je suis pour ! Stripped down �tait l'un des titres possibles pour l'album. Sur la pochette, j'aurais pris diff�rentes poses, � poil (sourire)... En studio, on passe son temps � peaufiner les chansons, � rajouter des couches et des couches jusqu'au moment o� on se demande ce qu'il adviendrait si on laissait la chanson telle qu'elle �tait au tout d�but. Comme une construction en papier m�ch�, on a envie de savoir ce qui se serait pass� si on avait gard� la mati�re brute, sans la travailler. Certaines chansons sont juste faites d'allumettes et tiennent debout toutes seules. Pour moi, une chanson, �a se crache, �a se vomit. C'est comme �a que les enfants proc�dent. Tout d'un coup, ils se retrouvent � l'int�rieur d'une chanson comme � l'int�rieur d'une baleine et se mettent � jouer des percussions sur sa dentition avec une baguette. Et soudainement, la baleine ouvre grand sa gueule et on se retrouve largu� dans l'oc�an.

Tu sembles d�lib�r�ment refuser la modernit� dans tes chansons : pas de synth�tiseurs, pas de bo�te � rythmes. Ta musique est de plus en plus tribale.

Je n'ai rien contre les instruments modernes, je n'ai aucun principe rigide � ce sujet. Mais �a me prend un temps fou avant de sentir qu'une chose m'appartient compl�tement. Il y a certains types de sons dont je me sens plus proches, qui font naturellement partie int�grante de mon univers. J'aime bien chasser les sons dans la nature, les ramener chez moi et les d�pecer moi-m�me. Ensuite, je les cuis, puis je les bouffe. Les sons vous appartiennent, font partie de vous si vous avez une relation forte avec eux... Quand une bo�te � rythmes cogne, c'est toujours au m�me endroit. Comme un tampon qui tamponnerait m�caniquement : bam, bam (il joint le geste � la parole)... C'est toujours pareil, chaque battement, chaque rythme. C'est cette monotonie qui m'emb�te. Mais bon, tout �a est tellement une affaire de go�ts et de couleurs, comme si je vous demandais votre marque de rasoir pr�f�r�e : Injector, Good Morning, Gillette ? Ou peut-�tre pr�f�rez-vous laisser le barbier prendre �a en mains ? Mettez-vous d'abord votre pantalon et ensuite vos chaussures, ou bien le contraire ? (rires)...

Tes textes sont plut�t d'ordre po�tique, on ne t'imagine pas faire un commentaire social ou politique direct. Es-tu romantique ou nostalgique d'un monde qui dispara�t ?

Vous pouvez le dire mais je ne sais pas si c'est le cas. In the colosseum est pour moi une protest-song, elle parle de l'Am�rique contemporaine "Baldheaded senators splashing in the blood, the dogs are having someone who's screaming in the mud" (Des s�nateurs chauves pataugent dans le sang, les chiens bouffent quelqu'un qui hurle dans la boue). Nous sommes en pleine ann�e �lectorale. Et rien n'a chang� depuis l'antiquit�, depuis l'�poque du Colis�e romain.

As-tu l'impression que quelque chose touche � sa fin ?

Ce ne sont que des chansons. Je ne suis pas qualifi� pour parler de l'�tat global du monde. Je ne suis qu'un pi�ge � mouches v�nusien ou bien... un �l�phant p�ruvien. Je ne suis qu'une pauvre feuille qui tremble sur sa branche. Je ne consid�re pas le monde comme une balle de base-ball que je pourrais saisir dans la paume de ma main. Je ne peux voir les choses que de mon propre point de vue fractur�. De ce point de vue, je trouve des v�rit�s, mais qui ne fonctionnent que pour moi-m�me.

Un artiste est trop petit et impuissant pour influencer le cours des choses ?

Nous sommes au beau milieu d'une r�volution en mati�re de communications. C'est une phase qui comporte de nombreux dangers, des aspects bien sombres. Il y a certaines choses que nous avions l'habitude de faire nous-m�mes et que nous ne faisons plus. Les machines nous remplacent petit � petit... Et l'eau devient plus ch�re que l'essence, �a fout les jetons... Regardez l'expo de S�ville : les pavillons repr�sentent chaque pays avec fiert� et on a l'impression que leur but est de renforcer les antagonismes entre les nations. On aurait d� construire un seul pavillon, un seul toit, une seule sc�ne... Au lieu de quoi, on a une esp�ce de carnaval qui dessert la cause qu'on croit servir. Mais bon, les chansons, au milieu de tout �a... sont quelque chose de tr�s archa�que. Il arrive que certaines aient beaucoup de pouvoir et servent une cause pendant un moment. Puis elles retournent d'o� elles viennent.

Les chansons m�t�o

Depuis quelques ann�es, tu cosignes presque tout avec ta compagne, Kathleen Brennan. Une forte personnalit� comme la tienne doit-elle faire des efforts importants pour partager son univers intime ?

Nous sommes mari�s depuis douze ans, nous avons des gosses. Nous nous aimons, nous voyageons, nous nous battons. En fait, c'est tr�s simple, �a se passe tr�s facilement. De temps en temps, elle me pourchasse avec une po�le � frire...

Comme ton personnage de Down by law ?

Ouais, nous avons ce genre de disputes... Non, s�rieusement, �a se passe bien entre nous. Nous vivons une belle relation.

Artistiquement, une certaine solitude, une certaine intimit� ne te manquent pas ?

Au contraire, je trouve bien d'�changer des id�es, de partager le processus cr�atif. Si on tombe sur le bon partenaire, �a peut renforcer ce qu'on cr�e. Si vous rencontrez quelqu'un dont le coeur bat au m�me rythme que le v�tre, vous �tes un homme tr�s heureux.

Cette rencontre est-elle ce qui a permis le virage Swordfishtrombones ?

Oh oui, absolument. Dans la vie, il arrive qu'on se retrouve accul� dans un tout petit coin, pi�g� dans son petit univers. On n'est plus curieux, on ne s'ouvre plus assez � ce qui est ext�rieur � cet univers. Ma femme commence � me conna�tre. Elle m'ordonne des trucs, elle me dit "Ch�ri, regarde ceci, regarde cela ! Bouge de l� !" (rires)... Vous changez, c'est assez simple (borborygmes divers)...

Dans tes chansons, tu aimes raconter des histoires. Es-tu autant influenc� par les �crivains que par les songwriters ?

On peut le dire. Ah, les mots... Parfois, on ressent le besoin de d�chirer une chanson, de l'ouvrir � vif. Ensuite, vous piochez une pleine poign�e de mots et vous en fourrez la chanson, comme on farcirait une dinde. Vous casez le maximum de mots, puis vous refermez la chanson, vous la recousez. Parfois, les mots peuvent �tre dangereux, comme des ongles qui �corchent. A d'autres moments, vous �tes heureux qu'ils existent, ils deviennent la moelle de votre travail. Il faut trouver la bonne m�thode pour apprivoiser les mots. J'aime la puissance des mots... Henry Rollins sait utiliser la puissance des mots.

Il y a un mot que tu sembles particuli�rement aimer : "rain".

Ouais, j'aime tout dans ce mot "pluie". Tout le monde a un mot, une m�taphore favorite, une image � laquelle on revient toujours. Pour moi, c'est "rain". J'aime les chansons m�t�orologiques, entendre le temps qu'il fait dans une chanson, je veux savoir o� je suis, si le vent souffle, s'il pleut, si on patauge dans la boue... Je veux des informations pr�cises, des d�tails. Quand j'�coute une chanson, j'aime qu'elle soit un peu inqui�tante, dangereuse... Je suis avide de toutes ces choses dans les chansons des autres et j'essaye d'en mettre un maximum dans les miennes... Les chansons, c'est un peu comme des photos que personne d'autre ne voit, ce sont de petits films pour l'�ternit�. Alors autant faire le point, produire des images aussi nettes que possible. Les feuilles tremblent, le vent souffle en rafales... J'aime les d�tails, ils sont fondamentaux. Ils m'aident � entendre beaucoup plus intens�ment une chanson.

Tes chansons constituent une sorte de carnaval de la cour des miracles. Choisis-tu tes personnages pour leur romantisme ou parce que tu les c�toies au quotidien ?

Un peu des deux. Je choisis mes personnages parce qu'ils me sont sympathiques, parce que je me sens proche d'eux. Il ne s'agit pas toujours d'en trouver. Souvent, ce sont les personnages eux-m�mes qui vous trouvent. Vous devenez une sorte d'antenne � chansons et les gens viennent vous voir pour vous dire "Mets-moi dans cette chanson ! Maintenant ! Sors-moi de ce monde et fous-moi dans ta chanson" (rires)... Les gens vous implorent de les mettre dans les chansons, ils gueulent jusqu'� ce que vous leur dites "OK, je le ferai."

Crains-tu parfois d'�tre pi�g� par ton image d'artiste boh�mien vaguement clodo, vaguement pochetron, comme un personnage de tes chansons ?

Ben... Ce m�tier public est � la fois une b�n�diction et un fardeau. Les gens ont besoin de rep�res auxquels ils peuvent accrocher leur fantasmes. "Oh, vous �tes le chanteur � la voix rocailleuse." (D'une voix lente et sentencieuse)... "Il est mort aujourd'hui, comme beaucoup de personnages de ses chansons, dans un caniveau... Son chapeau mou �tait bien viss� sur son cr�ne, un couteau �tait plant� dans son dos, le sang coulait, se m�langeait � l'eau de pluie, puis s'en allait dans la rigole. Ses chansons resteront parmi nous, mais lui nous a d�j� quitt�s. On l'a enterr� aujourd'hui et la musique qu'ils ont jou�e � ses fun�railles, il l'aurait d�test�e. C'�tait de l'orgue ringard et les chanteurs �taient nuls. Le pr�tre ne le connaissait pas, il n'avait pas grand-chose � dire dans son hom�lie. Quand tout fut dit, il se mit � pleuvoir" (rires)...

Dois-tu faire des efforts conscients pour rester proche de ce milieu "boh�mien" ?

On imagine qu'en vieillissant tu as besoin de plus de confort.Brrrhuuum ! (Il fait mine de s'�touffer en entendant le mot "vieillir")... Vous voulez dire qu'il ne pleut plus du tout dans ma vie ? Il faudrait que j'installe une pi�ce sans toit dans ma maison, ainsi la pluie pourrait tomber jusqu'� moi... Je ne connais pas la r�ponse. Parfois, il tombe des trombes d'eau dans ma vie, des trombes encore plus fortes que dans le pass� et parfois, il y a des �claircies. Quiconque travaille dans la musique doit se coltiner ce genre d'�quilibre instable et chacun se d�brouille � sa mani�re... Si vous prenez l'eau d'une rivi�re, cette eau n'est plus une rivi�re, non ? L'eau que vous retirez de la rivi�re, est-ce toujours une rivi�re ou est-ce juste de l'eau ? Je ne sais pas. C'est pareil quand vous travaillez sur une exp�rience de votre vie ou quand vous taillez un petit bout de ciel, vous en faites autre chose.

Beaucoup de musiciens ne r�ussissent pas � garder ce contact de la rue en vieillissant. Tu es l'un des rares qui semblent y parvenir en restant imperm�able aux contingences du business.

Il faut rester loin du cholest�rol (rires)... (Il regarde � l'ext�rieur)... Tiens, il flotte. Vous parliez de pluie, vous l'avez !

A l'�poque de Rain dogs, tu es parti vivre � New York, puis tu as d�cid� de revenir habiter Los Angeles, la ville de l'artifice, des palmiers et du soleil.

C'est �a. Et Paris est la ville des v�los, des b�rets et des accord�ons, hein ? L.A., ce n'est pas seulement des palmiers et la pancarte Hollywood qu'on voit dans les collines... Vous avez vu les nouvelles t�l�vis�es ? La ville a pris feu, elle a m�me failli cramer enti�rement. Vous voyez, L.A. n'est pas faite de palmiers, mais d'une mati�re hautement inflammable... J'ai v�cu dans les deux villes. Je me suis fait �norm�ment d'amis � New York, des gens comme John Lurie, Jim Jarmusch, Robert Frank. Ils m'ont beaucoup apport�, au niveau de mon travail, des relations humaines. Voil� les choses que vous conservez d'une ville o� vous avez v�cu : les gens que vous rencontrez, les amis que vous fr�quentez r�guli�rement. C'est �a qui vous attache � un endroit.

L.A. est une ville o� le succ�s est un attribut social. Quels sont tes rapports avec le succ�s au sein d'une soci�t� et d'un business obs�d�s par la r�ussite financi�re ? Par exemple, comment r�agis-tu quand Jersey girl ou Downtown train deviennent des succ�s, mais chant�s par d'autres ?

C'est bien qu'une chanson soit interpr�t�e, model�e par diff�rentes voix... Il y a vingt-cinq ans, il n'y avait que �a, des chansons �crites pat les uns, chant�es par les autres. Les singers-songwriters, les types qui �crivaient et chantaient leurs chansons, �a n'existait pas ! C'est une solide tradition. C'est la seule mani�re pour une chanson d'avoir une vie autonome, de continuer � vivre quand son cr�ateur n'est plus en activit�... Moi, j'aime entendre les enfants chanter, j'aime entendre les vieilles "nursery rhymes", la fa�on dont elles survivent et se perp�tuent � travers les g�n�rations d'enfants successives. C'est comme si chaque ann�e, une nouvelle couche se d�posait sur ces comptines. (Il se met � entonner des nursery rhymes)... "Casse un oeuf sur ta t�te, laisse le jaune s'�couler / Casse un oeuf sur ta t�te, laisse le jaune s'�couler"... "Les gens meurent, les enfants pleurent / Les gens meurent, les enfants pleurent"... "Plante un couteau dans ton dos, laisse le sang s'�couler / Plante un couteau dans ton dos, laisse le sang s'�couler"... On peut broder sur le m�me canevas, inventer de nouvelles rimes sur le m�me motif et la comptine �volue au fil des �ges.

Tu as jou� dans les films de Coppola et de Jarmusch. Est-ce difficile pour toi de travailler dans le contexte d'un univers diff�rent du tien, d'entrer dans la vision d'autrui ?

C'est pas facile... Jouer dans un film �quivaut un peu � jouer dans un grand orchestre. Vous �tes bloqu� dans un coin, dans la section violons... Bbbeurrrh (grognements divers) ... Quand je suis dans un studio en train de faire un disque, je suis le roi, entour� de mes sujets. Quand je suis sur un plateau de cin�ma, je ne suis plus que la petite pi�ce d'un grand puzzle. Mais c'est bien aussi. C'est noouveau pour moi, je suis un d�butant et c'est excitant d'apprendre. d'essayer de bien faire.

Est-ce juste un hobby ?

Je ne sais pas. Je persiste � me jeter l�-dedans, � essayer de m'am�liorer. Je fais l'acteur avec l'espoir qu'une m�che s'allume � tout moment, en comptant bien prendre feu... J'esp�re un jour conna�tre une exp�rience d'acteur qui me subjugue. Je ne crois pas avoir d�j� v�cu cette exp�rience d'acteur dont je r�ve. Je m'en suis peut-�tre approch� dans le Dracula de Coppola, que je viens de tourner. Sur le plateau, j'ai ressenti de grandes choses, j'esp�re que �a se retrouvera sur l'�cran. Tour �a se passe dans un asile psychiatrique, je joue ce personnage fringu� en queue de pie qui passe son temps � bouffer des insectes.

Devenir bonne soeur

Dans tes textes, tu as souvent recourt � l'imagerie biblique. As-tu re�u une �ducation religieuse ?

Ma femme a �t� �lev�e dans le catholicisme, elle r�vait de devenir bonne soeur (rires)... Elle se d�guisait toujours en bonne soeur pour la f�te d'Halloween. Elle �tait tr�s port�e sur la religion. Quant � moi, il m'arrive de lire la Bible pour l'aventure, le suspens, la narration. La Bible est un excellent livre d'aventures. C'est ma femme qui a amen� beaucoup de sang de la Bible dans nos chansons. Et j'aime bien �a.

Tu n'�tais donc pas attir� ou inspir� par toute cette imagerie biblique ?

J'aime bien les histoires racont�es dans la Bible, mais je ne me suis jamais senti transport� par l'esprit sacr�, je n'ai jamais �t� submerg� par la foi, si c'est ce que vous voulez savoir. Il m'arrivait de me r�veiller en pleine nuit avec ce juron qui me cavalait dans la t�te : "nom de Dieu, nom de Dieu, nom de Dieu !" Je ne pouvais pas m'arr�ter de jurer "nom de Dieu !" . A cause de �a, j'�tais persuad� que je finirais en enfer. Et au bout du compte, j'ai bel et bien fini en enfer (rires)...

Tes premi�res pulsions artistiques ont-elles �t� provoqu�es par tes parents, par l'�ducation qu'ils te prodiguaient ?

Mon p�re est guitariste et chanteur. Il conna�t toutes les chansons du folklore mariachi. Il adore les bars et c'est sans doute la raison pour laquelle je suis moi-m�me un pilier de bar. Ma m�re, elle, d�testait les bars. Elle n'aimait pas que le chien vienne sous la table pendant le d�ner (tr�s pince-sans-rire)... Et elle �tait tr�s bigote. Mon p�re et ma m�re, ce sont deux mondes qui se sont rentr�s dedans. Et voil� le r�sultat.


Propos recueillis par Serge Kaganski & Christian Fevret pour Les Inrockuptibles n�39 d'octobre 1992
Photos : Eric Mulet
� 1992 Les Inrockuptibles Multimedia. Tous droits r�serv�s.

Notes:

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